XVII
IL A SU CONQUÉRIR LES CŒURS.

Si les officiers et marins qui servaient dans l’escadre du Nord sous les ordres de Bolitho avaient espéré être relevés rapidement de leur fastidieuse mission de blocus, ils durent rapidement déchanter. Les semaines se suivirent puis se transformèrent en mois. Le printemps chassa les vents glacés et l’humidité constante qui régnait en hiver. Rien n’y faisait : ils continuaient d’endurer ces patrouilles sans fin et apparemment sans objet. Ils naviguaient dans le nord, depuis les îles des Frisons, souvent en vue des côtes hollandaises, jusqu’au Skagerrak, là même où Poland avait livré son ultime combat.

Bolitho savait mieux que quiconque combien il exigeait d’eux, bien davantage sans doute que tout ce qu’ils avaient enduré jusque-là. Les exercices de manœuvre succédaient aux écoles à feu, en ligne de fil ou en ligne de front, toujours avec le minimum de signaux. Il avait ensuite organisé son escadre en deux divisions et en avait confié une au curé, Crowfoot et son Glorieux, en tant que commandant le plus ancien. Ils avaient reçu le renfort de deux bâtiments, la Walkyrie et Le Tenace, sans compter un navire plus modeste mais précieux, la goélette La Radieuse, commandée par un vieil officier qui avait servi auparavant dans les douanes.

La Radieuse était peut-être de faible tonnage, elle n’en était pas moins assez rapide pour s’approcher à raser les côtes et prendre éventuellement la poudre d’escampette avant qu’un bâtiment ennemi eût eu le temps de lever l’ancre pour chasser l’impudente.

Un matin, Allday était en train de raser Bolitho et, pour la première fois depuis son arrivée à bord, les fenêtres de poupe étaient grandes ouvertes. Il y avait de la chaleur dans l’air. Bolitho contemplait le plafond tandis que le rasoir lui raclait le menton. La lame s’immobilisa lorsqu’il dit soudain :

— Je suppose qu’ils me détestent en bas, avec tous les exercices que je leur impose ?

Allday attendit un peu, puis reprit le rasage.

— C’est mieux comme ça, sir Richard. Passe encore sur un petit bâtiment, mais, sur un gros cul, vaut mieux séparer les officiers des hommes.

Soudain intéressé, Bolitho se tourna vers lui. Voilà qui est assez sage.

— Mais encore ?

— Dans l’entrepont, vous savez, il faut qu’ils aient quelqu’un à haïr. Ça les tient en haleine, comme le fil du couteau sur la meule !

Bolitho sourit et pensa à autre chose. Après ce temps médiocre, les Cornouailles devaient être resplendissantes : les ajoncs en fleur, tout jaunes, des tapis de jacinthes bleues le long des étroits sentiers qui menaient à la pointe. Et Catherine, que faisait-elle ? Le brick courrier lui avait apporté plusieurs lettres. Une fois, il en avait même reçu trois d’un coup, mais cela arrivait fréquemment lorsqu’un vaisseau du roi était constamment en mer. Catherine avait un don pour écrire et ses lettres étaient toujours intéressantes. Elle avait réalisé les biens que possédait Somervell à Londres et, après avoir réglé une montagne de dettes, avait acquis une petite maison près de la Tamise. Il avait l’impression qu’elle avait deviné ses soucis, alors qu’il parcourait des milles et des milles en mer du Nord, car elle lui expliquait : « Lorsque tu auras besoin de séjourner à Londres, nous aurons un refuge à nous – nous ne devrons rien à personne. »

Elle lui parlait aussi de Falmouth, des idées que Ferguson et elles avaient commencé à mettre en pratique pour exploiter davantage de terres, pour en tirer des bénéfices sans se contenter d’en obtenir de quoi subsister. Elle ne parlait jamais de Belinda, ni des sommes colossales dont elle avait apparemment besoin pour vivre de la seule façon qu’elle connût.

Quelqu’un frappa à la porte de la coursive, Keen entra et dit sur le ton de celui qui s’excuse :

— Je pense que je dois vous informer, sir Richard. La goélette est dans notre est et demande à se rapprocher.

Allday essuya la figure de Bolitho et surprit avec satisfaction la lueur qui brillait dans ses yeux. Pas la moindre coupure. Rien ne change jamais, songeait-il. Et alors, peut-être…

— Vous croyez qu’elle a des nouvelles, Val ?

— En tout cas, répondit Keen sans rien manifester, elle arrive de la bonne direction.

Dans sa dernière lettre, Catherine faisait allusion sa rencontre avec Zénoria. « Dis à Val de garder espoir. Son amour est aussi fort qu’avant, mais il faut lui donner un signe. »

Keen avait accueilli la chose sans le moindre commentaire. Qu’il soit résigné, plein d’espoir ou au contraire désespéré, allez savoir ! Il s’entendait à cacher ses sentiments, quels qu’ils fussent.

Dès qu’Allday les eut laissés seuls, Bolitho s’exclama :

— Au nom du ciel, Val, combien de temps allons-nous encore passer et repasser devant cette côte déserte avant qu’on nous dise enfin quelque chose ? Chaque matin, l’horizon est toujours aussi vide, en dehors de nos vaisseaux à nous ! A chaque coucher du soleil, les gens pestent davantage et grognent contre cette mission sans but !

La goélette, obligée de tirer des bords, mit un certain temps avant d’arriver sous le vent du Prince Noir et d’affaler son embarcation.

Le lieutenant de vaisseau Evans. Evans avait servi à bord des cotres des douanes avant d’entrer dans la marine royale, mais il ressemblait plus à un pirate qu’à un marin chargé de faire respecter la loi. C’était un homme massif aux cheveux gris épais et on aurait dit qu’il les coupait lui-même. Son visage rouge brique était raviné et ravagé par la boisson. Il occupait toute la place dans la chambre de Bolitho.

Ozzard arriva avec du vin, mais Evans secoua sa tête poilue.

— Pas d’ça, vous d’mand’bien pardon, sir Richard, ça me met les boyaux en folie !

Pourtant, lorsqu’Ozzard lui servit du rhum, il l’avala d’un trait.

— Ça, voilà qui va mieux, voyez-vous ?

— Racontez-moi ce que vous avez découvert, lui dit Bolitho.

Ils s’approchèrent de la table sur laquelle étaient posés la carte personnelle de Bolitho et son journal, grand ouvert.

Evans posa sur la carte un doigt aussi énorme que le rostre d’un espadon et répondit :

— C’était y’a trois jours, sir Richard. Cap sur la baie d’Heligoland comme qui dirait, du moins y’avait une bonne chance que c’est là qu’il allait.

Bolitho essayait de contenir son impatience. Evans revoyait les événements dans sa tête, il risquait de tout oublier si on le brusquait. L’entendre décrire les amers avec cet accent gallois à couper au couteau avait quelque chose de surprenant.

— Et alors ? l’interrompit doucement Keen.

Evans se tourna vers lui avant de poursuivre :

— Gros comme une cathédrale qu’il était. Bâtiment de ligne – il haussa les épaules –, et puis deux frégates qui venaient de nulle part, en tout cas, dans la direction du soleil.

Il fronça le sourcil, ce qui fit illico disparaître ses petits yeux dans les énormes replis de sa peau.

Bolitho se releva, mit les mains dans son dos et commença à claquer des doigts.

— Avez-vous réussi à relever son nom, monsieur Evans ?

— C’est-à-dire que on était assez occupé vu qu’il a commencé à nous tirer dessus à la pièce de chasse, mais ma p’tit’goélette se défend pas mal quand s’agit de montrer ses jolies fesses, tout le monde vous le dira…

— C’était L’Intrépide, coupa Bolitho, c’est bien cela ?

Les autres se regardèrent et Keen finit par lui demander :

— Mais comment pouvez-vous le deviner, amiral ?

— Comme une prémonition.

Il tourna le dos à la table pour ne pas leur laisser voir son expression. Voilà, on y était, il le sentait. Pas tout de suite, mais bientôt, très bientôt.

— Le plus gros des bâtiments, quelle taille à peu près ?

Evans fit un signe du menton à Ozzard et avala un second quart de rhum. Après quoi il essuya ses babines du dos de sa grosse main et fronça le sourcil. Apparemment, c’était chez lui un tic.

— Bon, j’suis pas forcément bon juge, mais pour sûr qu’c’était un bâtiment de ligne – il jeta dans la chambre un coup d’œil circulaire et très professionnel : Plus gros que çui-ci, si vous voyez ?

— Pardon ?

Bolitho se retourna en entendant le cri de surprise de Keen qui doutait visiblement de la chose.

— C’est sans doute une erreur, amiral. J’ai lu dans le détail tous les documents de l’Amirauté. Aucun bâtiment de taille supérieure à un soixante-quatorze n’a survécu après Trafalgar. Ceux : qui n’ont pas été pris ont sombré au cours de la tempête qui a suivi.

Il se tourna vers Evans, le regard presque accusateur.

— Et aucun de nos agents ne nous a jamais parlé d’un bâtiment en construction d’une taille pareille.

Evans se fendit d’un large sourire.

— Bon, j’vous dis c’que j’ai vu, sir Richard et ça fait vingt-cinq ans que je brique la mer, neuf ans que j’avais quand j’ai quitté Cardiff. Jamais regretté d’avoir fait ça – il jeta à Keen un regard plein de commisération : Assez longtemps en tout cas pour savoir de quel côté est le bout d’une pique !

Keen éclata de rire, soudain détendu, avant de répliquer :

— Vous êtes un insolent, mais je crois que je l’ai bien cherché !

Oubliant un instant les nouvelles, Bolitho le regardait d’un autre œil. Il fallait être Keen pour admettre aussi facilement que l’on s’était fourvoyé, en face d’un subordonné. Il ne serait jamais venu à l’esprit de Bolitho que c’était de lui qu’il tenait ce genre de comportement.

— Bon, reprit-il, vous allez porter une dépêche à Portsmouth. Et c’est assez urgent.

— Il serait plus court de passer par le nord, amiral, remarqua Keen.

Mais Bolitho secoua négativement la tête. Il pensait à voix haute.

— Ils ont le télégraphe, à Portsmouth. Cela ira plus vite.

L’air entendu, il se tourna vers Evans qui avalait une dernière goulée de rhum.

— Je suis sûr que vous avez un pilote de premier brin ?

Le Gallois hirsute comprit aussitôt l’allusion :

— J’vous laisserai pas tomber, sir Richard. Promis, je serai de retour lundi prochain.

— J’aurai également une lettre à vous confier – Evans le regarda, l’air perplexe : Je vous serais reconnaissant de bien vouloir la remettre vous-même à la poste. Je vous avancerai la somme nécessaire.

— Pardieu que non, sir Richard, fit Evans, l’air assez réjoui. Je les connais, ces petits salopards de la pointe de Portsmouth, ils me doivent bien une petite faveur ou deux !

Keen émergea de ses réflexions.

— Moi aussi, j’ai une lettre, sir Richard, peut-être pourrait-il la prendre également ?

Bolitho fit signe que oui, il avait trop bien compris. Si le pire arrivait, il ne saurait jamais quel amour Zénoria lui portait. Mais il préférait ne pas y penser.

— Vous avez parfaitement raison, Val, lui dit-il doucement. Ma femme s’assurera qu’on la lui porte.

A midi, la goélette avait remis en route sous l’œil envieux de tous ceux qui connaissaient sa destination et qui espéraient que leur prochaine relâche serait en Angleterre.

Tandis que Bolitho et Keen songeaient aux lettres qu’ils venaient d’écrire et qu’ils avaient confiées à la goélette avec d’autres dépêches, de petits drames se jouaient dans les profondeurs de l’entrepont, comme cela arrive régulièrement à bord des gros bâtiments.

Deux marins qui travaillaient sous les ordres de Holland, le secrétaire du commis, et qui sortaient deux tonneaux de porc salé, étaient en train de bavarder dans une obscurité presque totale et en compagnie d’une bouteille de cognac. Le premier était Fittock, qui avait subi le fouet pour indiscipline. L’autre, un matelot du Devon du nom de Duthy. Cordier de son état et, de même que son ami, vieux loup de mer.

Ils parlaient à voix basse car ils savaient qu’ils n’avaient rien à faire ici. Mais, comme la plupart des marins confirmés, ils détestaient qu’on les confonde avec cette bande d’ignares de terriens sans expérience qui passaient leur temps à se plaindre de la discipline comme disait Duthy.

— J’s’rai pas fâché de filer mon câble par le bout quand j’aurai fait mon temps, Jim, mais j’peux pas dire que j’le regretterai pas non plus. J’en ai appris un paquet dans la marine et, à condition que j’reste entier…

Fittock prit une profonde inspiration pour savourer le goût de l’alcool. Pas étonnant qu’ils aiment bien ça au carré. Il approuva d’un signe de tête.

— A condition, comme tu dis, mat’lot, y’a toujours un si.

— Tu crois qu’on va se battre, Jim ?

Fittock se frotta le dos contre un tonneau. Les cicatrices des coups de fouet piquaient encore, même maintenant.

— Tu connais le vieux dicton, répondit-il, toutes dents dehors. Si la mort vient faire moisson sur le pont, que ça serve au moins à faire des prises.

Son compagnon hocha la tête :

— ’comprends pas c’que tu veux dire, Jim.

Fittock se mit à rire.

— Ça veut dire que, comme ça, les officiers auront la plus grosse part !

— Eh bien, j’en découvre de belles !

Ils bondirent tous les deux sur leurs pieds en voyant quelqu’un qui soulevait le volet d’un fanal. L’aspirant Vincent était devant eux, mi léger sourire sur les lèvres. Derrière lui, avec son baudrier blanc, se tenait le caporal d’armes.

Vincent leur dit froidement :

— J’ai bien fait de terminer ma ronde ici.

L’officier de quart l’avait envoyé voir ce qu’il se passait en bas après avoir constaté que le secrétaire du commis était remonté seul. Mais, à entendre Vincent, on pouvait croire qu’il agissait de sa propre initiative.

— Vous êtes vraiment une racaille, Fittock, vous ne comprendrez donc jamais rien ?

— On faisions rien d’méchant, monsieur, protesta Duthy. On étions juste en train de causer tranquillement, si j’ose dire !

— Arrêtez de mentir, espèce de sale porc ! – Vincent tendit le bras : Donnez-moi cette bouteille ! Je vous ferai écorcher jusqu’aux os !

Ce qui arriva ensuite était le fruit de la colère, de la rancœur, de ces cicatrices qui zébraient son dos sans compter, bien sûr, le cognac. Fittock répondit, furieux :

— Vous croyez que vous pouvez pas avoir tort parce que votre oncle est l’amiral, hein, c’est ça ? Espèce de petite merde, je sers sous ses ordres depuis un bail et vous ne méritez pas d’être embarqué à son bord !

Vincent le fixait, tétanisé. L’affaire prenait très mauvaise tournure.

— Caporal, saisissez-vous de cet homme ! Emmenez-le à l’arrière ! – et criant presque : c’est un ordre !

Le caporal d’armes s’humecta les lèvres et s’apprêta à se saisir de son mousquet.

— Allez, viens, Fittock, tu connais le règlement. Et fais pas d’histoires, hein ?

On entendit un frottement de pieds sur le caillebotis entre les tonneaux, puis des pantalons blancs apparurent dans la pénombre. L’aspirant Segrave annonça d’une voix calme :

— Mais non, caporal, il n’y aura pas d’histoires.

Vincent se mit à crier d’une voix suraiguë :

— Qu’est-ce que vous racontez là ? Ils étaient en train de boire, c’est interdit et lorsque je les ai trouvés…

— Ils se sont montrés indisciplinés, j’imagine ?

Segrave se surprenait lui-même de rester aussi calme, il avait l’impression d’entendre un autre. Il dit aux marins :

— Disparaissez, vous deux – puis se tournant vers le caporal dont le visage ruisselait de sueur et qui le fixait, plein de gratitude : Quant à vous, je n’ai plus besoin de vous.

Vincent se mit à crier comme un fou :

— Et le cognac ?

Mais, naturellement, la bouteille avait disparu comme par magie.

Fittock s’arrêta devant Segrave et le regardant droit dans les yeux :

— Je n’oublierai pas.

Puis il disparut.

— Ah, autre chose, caporal – on vit les guêtres et les souliers bien cirés se figer dans la descente : Fermez le panneau quand vous serez sorti.

Vincent le regardait, totalement incrédule.

— Mais vous êtes fou ?

Segrave laissa tomber sa vareuse sur le pont.

— J’ai déjà connu des gens dans votre genre – et tout en roulant ses manches : Une petite brute, lui aussi, un petit tyran minable qui a transformé mon existence en enfer.

Vincent essaya de rire, mais dans cette cale humide et froide, son ricanement lui revint en écho.

— Et alors, c’était plus que vous ne pouviez en supporter, c’est cela ?

A sa grande surprise, Segrave réussit à répondre très calmement.

— Oui. Beaucoup plus. Jusqu’à ce qu’un beau jour, je fasse la connaissance de votre oncle et d’un homme à qui manquait la moitié de la figure. De ce jour, j’ai appris à surmonter ma peur. Et je peux recommencer.

Il entendit le panneau que l’on remettait à poste.

— Je vous observe depuis le début, vous utilisez le nom de votre oncle pour martyriser des gens qui ne peuvent pas répondre. Je ne suis pas surpris que l’on vous ait chassé de la Compagnie des Indes – c’était pure hypothèse de sa part, mais le coup porta visiblement : Bon, maintenant, vous ne savez pas quel effet cela fait ?

— Vous m’en rendrez raison ! hurla Vincent.

Le poing de Segrave sur sa mâchoire le projeta sur le pont, du sang coulait de sa lèvre éclatée.

Segrave fit la grimace, il s’était fait mal à la main en portant ce coup dans lequel il avait mis des années de souffrance.

— Vous en rendre raison, fiston ?

Il le frappa une seconde fois alors qu’il essayait de se remettre debout et l’envoya valdinguer.

— Les duels sont faits pour les hommes, pas pour des pygmées !

Quatre ponts plus haut, le lieutenant de vaisseau Flemyng, qui était de quart, faisait les cent pas. Il s’arrêta près de l’habitacle pour consulter le sablier puis héla un second maître bosco :

— Allez me chercher ce petit morveux, Gregg. Il serait encore à traîner je sais pas où que ça ne m’étonnerait guère.

Le second maître salua et s’apprêtait à aller voir, mais la grosse voix de Cazalet, le second, l’arrêta dans son élan.

— Un instant, monsieur Flemyng !

Il était originaire de Tynemouth et sa grosse voix aurait dominé la plus forte tempête.

Flemyng, troisième lieutenant, le regardait, ne sachant trop que penser.

Cazalet souriait tout seul. Il fit tourner sa lunette pour aller observer le vieux Sunderland.

— Je pense que nous devrions attendre un brin de mieux, vous ne croyez pas ?

 

L’amiral Lord Godschale déplia un mouchoir de soie devant son nez d’oiseau de proie et remarqua :

— Le fleuve est décidément exécrable, ce soir.

Sa magnifique redingote aux épaulettes dorées lui donnait un air de puissance. Il était là, debout, occupé à observer le flot coloré des invités qui se pressaient sur la grande terrasse de sa maison de Greenwich. Dans ce genre de circonstances, il avait le loisir de contempler le spectacle de sa bonne fortune.

Il faisait pourtant horriblement chaud et cela durerait tant que la nuit n’aurait pas noyé la Tamise pour apporter un peu de fraîcheur à tous ces officiers dans leurs uniformes écarlates ou bleus. Godschale contemplait le fleuve qui inlassablement serpentait en contournant Blackwall Reach, les barges et autres embarcations qui circulaient dans tous les sens comme à l’entrée d’une fourmilière. Sa demeure était vraiment imposante et il se félicitait chaque jour de ce que celui qui la lui avait vendue se fût décidé aussi vite et à un prix des plus raisonnables. Lorsque la guerre avait éclaté avec la France et tandis que les terribles nouvelles de la Terreur traversaient la Manche, l’ancien propriétaire avait décidé de réaliser tous ses biens et possessions pour aller se réfugier en Amérique.

Il eut un sourire sarcastique : voilà qui en disait long sur la confiance de cet homme dans la capacité de résistance de son pays.

Il aperçut la maigre silhouette de Sir Charles Inskip, essayant de se frayer un passage au milieu des invités hilares qui se bousculaient, saluant tel ici, faisant un sourire à un autre là-bas – un vrai diplomate. Cela mettait Godschale mal à son aise.

Inskip s’approcha de lui et prit un verre à l’un des serveurs qui ruisselait de sueur.

— Quelle belle assemblée, milord.

Godschale fronça le sourcil. Il avait préparé cette réception avec grand soin, mélangeant des gens qui comptaient dans le monde avec des officiers de l’armée et de la marine. Le Premier ministre lui-même avait annoncé sa venue. Grenville n’avait occupé ses fonctions qu’un an et, succédant à un Pitt dont on n’avait pas dit grand bien, il s’était révélé désastreux dans sa charge. A présent, ils avaient de nouveau hérité d’un tory, le duc de Portland, rien de moins. Celui-là allait sans doute se désintéresser de la guerre encore davantage que Grenville n’avait fait.

Il aperçut sa femme en grande conversation avec deux de ses amies parmi les plus intimes. Elles échangeaient sans doute les derniers potins. Difficile d’imaginer maintenant la jeune femme pétillante qu’elle avait été, à l’époque où il commandait une frégate. Insipide et plutôt morne. Il hocha la tête : où était-elle passée, cette femme-là ?

Il se tourna vers des femmes qui se trouvaient plus près de lui. Pour elles, cette chaleur était une véritable bénédiction. Les épaules nues, ces robes aux décolletés plongeants, une tenue que l’on n’aurait pas tolérée dans la capitale voilà encore peu.

Inskip, qui avait surpris son expression gourmande, lui demanda :

— Est-il vrai que vous ayez rappelé Sir Richard Bolitho ? Si c’est exact, il me semble que nous aurions dû en être informés.

Godschale fit semblant de ne pas saisir la critique implicite.

— J’y ai été contraint. J’ai envoyé le Tybald le chercher. Il a jeté l’ancre dans le nord voici deux jours.

Inskip n’en démordait pas :

— Je ne vois pas en quoi cela peut nous aider.

Godschale détacha à grand-peine ses yeux d’une jeune personne dont les seins auraient été à l’air si sa robe avait eu un demi-pouce de tissu en moins. Il poussa un profond soupir.

— Vous connaissez la nouvelle ? Napoléon a signé un traité avec la Russie et il a eu le culot insensé, s’il vous plaît, d’ordonner à la Suède et au Danemark de nous fermer leurs ports et de cesser tout commerce avec nous. En outre, la France a exigé d’eux qu’ils mettent leurs flottes à sa disposition ! Bon Dieu, mon vieux, cela ne doit pas faire loin de deux cents vaisseaux ! Et pourquoi personne n’a-t-il vu venir cette triste affaire ? Vos services sont censés voir et entendre tout ce qui touche au Danemark !

Inskip haussa les épaules.

— Alors, qu’allons nous faire, je vous le demande ?

Godschale desserra sa cravate comme s’il allait étouffer.

— Qu’allons-nous faire ? Mais cela me semble évident !

Inskip se souvenait encore de l’amertume éprouvée par Bolitho lorsque le Truculent avait vu arriver les trois français.

— C’est donc pour cela que Bolitho est ici ?

Godschale ne répondit pas directement à sa question.

— L’amiral Gambier rassemble en ce moment même une flotte et tous les transports dont nous disposons pour débarquer une armée au Danemark.

— Une invasion ? Mais les Danois n’accepteront jamais de capituler. Je pense que nous devrions attendre…

— Vraiment ? – Godschale commençait à s’échauffer : Croyez-vous que les états d’âme du Danemark soient plus importants que la survie de l’Angleterre ? Car c’est bien de cela que nous parlons, bon sang de bois !

Il arracha presque un verre sur le plateau d’un serveur qui passait et l’avala en deux gorgées.

L’orchestre avait attaqué une gigue endiablée, mais la plupart des invités semblaient n’avoir guère envie de quitter la terrasse. Godschale savait bien pourquoi.

Ce matin, à l’Amirauté, il avait parlé à Bolitho de sa réception, combien ce serait l’occasion idéale de parler des affaires de l’Etat sans trop attirer l’attention. Très calmement, Bolitho lui avait exposé les conditions qu’il y mettait.

— Il y aura là de nombreuses dames de qualité, milord. Vous n’avez plus le temps de m’inviter officiellement, à moins que vous ne m’en donniez l’ordre.

Godschale était en train de raconter la scène à haute voix sans même s’en rendre compte :

— Il est resté là, raide comme un piquet. Il m’a dit qu’il ne viendrait pas sauf s’il pouvait venir accompagné de cette femme !

Inskip laissa échapper un long soupir de soulagement. Il avait craint un moment que Bolitho ne fût arrivé avec des nouvelles bien pires encore.

— Et cela vous surprend ? demanda-t-il, souriant en voyant à quel point Godschale était mal à son aise : il avait entendu dire que l’amiral entretenait à Londres une ou deux maîtresses : Je sais tout ce qu’a fait Lady Somervell pour Bolitho. Je l’ai entendu dans sa voix, cela lui tient plus que tout à cœur.

Godschale aperçut près d’une colonne son secrétaire qui lui faisait des signes et s’exclama :

— Le Premier ministre !

Le duc de Portland leur serra la main puis laissa courir son regard sur tous ces gens qui n’avaient d’yeux que pour lui.

— Une bien belle perspective, Godschale. On échange ici de bien tristes propos : ce sont des bêtises, voilà ce que j’en dis !

Inskip songeait aux hommes de Bolitho, à tous ces humbles marins qu’il avait vu et entendu pousser des vivats avant de mourir dans la fureur des combats. Ils valaient bien mieux que tous ceux qui se trouvaient ici. Ces hommes-là étaient de vrais hommes.

Le Premier ministre fit signe à un personnage d’aspect sévère, vêtu de soie grise.

— Sir Paul Sillitœ – l’homme eut un bref sourire –, mon conseiller avisé pendant cette crise imprévue.

— Difficile à prévoir, protesta Inskip.

Godschale l’interrompit :

— Je n’ai pas cessé de me préoccuper de cette affaire. J’ai envoyé une autre escadre en mer du Nord. Sa seule tâche consiste à surveiller les mouvements des Français et à déceler tout indice d’une attaque contre les Scandinaves.

Les yeux de Sillitœ brillèrent :

— Sir Richard Bolitho, n’est-ce pas ? Je suis impatient de le connaître.

Le Premier ministre fit la moue :

— Eh bien, pas moi, monsieur !

Sillitœ resta impassible. Il avait les yeux enfoncés sous les paupières et son visage restait sans aucune expression.

— Dans ce cas, je crains que votre passage dans ces hautes fonctions ne soit aussi bref que celui de Lord Grenville – il fixait celui qui était son supérieur sans aucune émotion. Après avoir été capturé à Trafalgar, l’amiral Villeneuve disait que tous les capitaines anglais étaient des Nelson. Il haussa les épaules : Je ne suis pas marin, mais je sais les conditions dans lesquelles ces hommes sont obligés de vivre, cela ne vaut guère mieux qu’une prison. Je suis sûr qu’ils feront encore mieux, suivant l’exemple de Nelson… Assez pour accomplir des miracles.

Tout en parlant, il conservait cet air assez détaché.

— Bolitho n’est peut-être pas un nouveau Nelson, mais c’est le meilleur amiral dont nous disposions. Et comme les assistants manifestaient leur étonnement : Si vous l’oubliez, mes amis, ce sera à vos risques et périls.

Godschale, suivant son regard, aperçut la silhouette familière de Bolitho, ses cheveux noirs qui commençaient à grisonner, cette mèche qui retombait sur sa cicatrice. Il se tourna pour offrir son bras à une femme et Godschale reconnut Lady Catherine Somervell. Elle avait quitté ses habits de deuil, sa chevelure relevée brillait comme du verre au soleil. Elle portait une robe d’un vert profond et dont la couleur et la texture semblaient changer quand elle se déplaçait. Elle prit son bras, laissant pendre l’éventail qu’elle avait au poignet.

Elle semblait parfaitement à son aise, mais, lorsque ses yeux tombèrent sur Godschale, il aurait juré avoir perçu une impression de force impérieuse ; cet air hautain fit taire les murmures qui les accompagnaient, elle et cet officier de marine élancé à ses côtés.

Godschale s’inclina sur la main qu’elle lui tendait.

— Milady, vraiment, quelle surprise !

Elle jeta un regard au Premier ministre et fit une légère révérence.

— Pourriez-vous nous présenter ?

Il esquissa le geste de se détourner, mais Bolitho dit tranquillement :

— Le duc de Portland, Catherine – et s’inclinant à son tour : Nous sommes très honorés.

Mais le regard froid de ses yeux gris disait exactement l’inverse.

Sir Paul Sillitœ s’avança et se présenta lui-même, de la même voix posée. Il prit ensuite la main de Catherine et la tint ainsi pendant de longues secondes sans quitter les autres des yeux.

— Certains disent que vous êtes son inspiratrice, milady – il effleura son gant de ses lèvres : Mais je crois que, à travers l’amour que vous lui portez, c’est toute l’Angleterre que vous inspirez.

Elle retira sa main sans cesser de le regarder, les lèvres entrouvertes. On voyait une veine battre sur son cou. Mais, après l’avoir bien examiné pour s’assurer qu’il ne se moquait pas d’elle, elle répondit :

— C’est trop aimable à vous, monsieur.

Sillitœ n’avait apparemment aucun mal à ne prêter aucune attention à ceux qui les entouraient, Bolitho compris. Il murmura :

— Le ciel s’assombrit une fois de plus, lady Catherine, et je crains que l’on ne demande plus encore à sir Richard.

— Faut-il que ce soit toujours lui ? répondit-elle lentement.

Elle sentit que Bolitho la pressait plus fermement, mais n’en poursuivit pas moins :

— J’ai entendu parler de Collingwood, de Duncan – sa voix se brisa un peu : Et il doit y en avoir bien d’autres.

Godschale était prêt à intervenir et il avait soigneusement mûri une réponse en réplique à cette insistance aussi soudaine qu’inexplicable. Mais Sillitœ répondit à plus vite que lui, avec une certaine gentillesse :

— Ce sont certes des chefs de valeur et ils ont su gagner la confiance de la Flotte – puis, regardant Bolitho mais s’adressant toujours à elle : Quant à Sir Richard Bolitho, c’est différent, il a su conquérir les cœurs.

Godschale s’éclaircit la gorge, gêné par le tour que prenait la conversation et plus encore par la présence de tous les gens qui les observaient sur la terrasse. Même l’orchestre s’était tu. Il intervint, avec un peu trop de vivacité :

— Ce sont les vicissitudes de la vie de marin, lady Catherine, elle exige beaucoup de nous tous.

Elle se tourna vers lui, assez vite pour surprendre le regard qu’il portait sur sa gorge.

— C’est vrai, mais il semble que l’on exige davantage encore de certains.

Pour dissimuler son embarras, Godschale fit signe à un serveur :

— Vous, dites à l’orchestre de reprendre !

Il lança un coup d’œil furieux au Premier ministre :

— Êtes-vous prêt, monsieur ?

Portland se tourna vers Sillitœ :

— Occupez-vous de cela. Je ne me sens vraiment pas le cœur à traiter ce genre de sujet diplomatique ! Nous en parlerons demain, Godschale. J’ai énormément de choses à faire.

Il allait partir, mais Bolitho lui dit :

— Il se peut donc que je n’ai pas l’occasion de vous revoir avant de prendre la mer ? – il attendit que Portland veuille bien lui répondre. J’ai quelques idées que j’aurais souhaité vous soumettre.

Le Premier ministre prit l’air sceptique, comme s’il soupçonnait quelque sous-entendu.

— Une autre fois peut-être – puis, se tournant vers Catherine : Je vous souhaite le bonsoir.

Comme Godschale s’empressait pour raccompagner son hôte, Bolitho murmura d’une voix pleine de rage :

— Je n’aurais jamais dû te faire venir, Kate ! Ils me dégoûtent avec leur hypocrisie, leur suffisance ! – puis, avec un peu d’inquiétude : Mais quand est-ce que j’ai eu tort ? Ai-je fait quelque chose que je n’aurais pas dû ?

Elle lui caressa le visage en souriant.

— Un jour, tu es en mer, le lendemain tu es là – elle voyait bien qu’il se faisait un sang d’encre et essaya de le rasséréner : C’est bien plus important que leurs mensonges et tous leurs faux-semblants. Lorsque nous étions en voiture, ce soir, as-tu remarqué tous ces gens qui se retournaient pour te regarder, les cris de joie qu’ils poussaient de nous voir ensemble ? Souviens-toi bien, Richard, ils ont confiance en toi. Ils savent que tu ne les abandonneras pas, que tu leur rendras une main secourable.

Elle songeait aussi à Sillitœ, cet homme étrange qui pouvait aussi bien être un allié qu’un ennemi. Mais il avait parlé comme quelqu’un en qui on peut se fier.

— Tu as su conquérir les cœurs, voilà ce qu’il disait.

Il y avait là un petit sentier dallé qui menait à un jardin caché au centre duquel coulait une fontaine. L’endroit était désert car la musique et le buffet étaient installés plus loin. Bolitho lui prit le bras et la guida entre les buissons avant de la serrer contre lui.

— Il faut que je leur parle, Kate – ses yeux brillaient, elle acquiesça : Et ensuite, nous repartirons.

— Et ensuite ?

Il se baissa un peu pour déposer un baiser sur son épaule, il la sentit qui se raidissait entre ses bras, son cœur battait plus fort et s’accordait au sien.

— Nous irons dans notre maison près du fleuve. Dans notre refuge.

— J’ai envie de toi, murmura-t-elle. J’ai besoin de toi.

Lorsque Sir Paul Sillitœ et Inskip remontèrent sur la terrasse avec Godschale, ils trouvèrent Bolitho occupé à observer une petite barge qui descendait le fleuve et passait le long de l’île aux Chiens.

— Vous êtes seul ? lui demanda Godschale, tout guilleret.

Bolitho sourit.

— Ma femme fait quelques pas dans le jardin… elle ne souhaitait pas se mêler à des gens qui ne sont pas de son monde.

Sillitœ l’examinait, l’air grave. Il lui dit, sans la moindre trace d’humour :

— Elle trouve tout cela un peu guindé, j’imagine ?

Godschale, assez mécontent, se détourna. Sa femme le tirait avec insistance par la manche et il finit par la suivre.

— Mais qu’as-tu donc ?

— Je les ai vus ! Tous les deux, dans la pinède. Il la caressait, il embrassait son épaule nue ! – elle le regardait, révoltée : C’est parfaitement vrai, ce que l’on raconte, Owen, j’ai été tellement choquée que je n’ai pas voulu en voir davantage !

Godschale lui tapota le bras pour essayer de la calmer. Pour quelqu’un qui ne voulait pas regarder, songea-t-il, elle en a tout de même vu pas mal.

— Cela va bientôt cesser, ma chère ! lui dit-il avec un large sourire, mais sans réussir à oublier le regard impérieux de Catherine et le corps nerveux qui se cachait sous cette robe verte.

Sillitœ s’était arrêté et le fixait. Il fit vivement :

— Je dois vous quitter, j’ai à m’occuper de choses importantes, de sujets vitaux même.

Mais elle ne voulait rien entendre :

— Je ne supporterai pas davantage la présence de cette femme chez moi ! Si elle ose seulement m’adresser un seul mot…

Godschale lui serra le poignet un peu plus fort et répondit assez sèchement :

— Eh bien, ma chère, vous lui rendrez son sourire, sauf si vous me trouvez une bonne raison ! Vous pouvez la mépriser si cela vous chante, mais bon sang, c’est exactement la femme qu’il faut à Bolitho…

— Owen, fit-elle dans un filet de voix, mais tu viens de jurer !

— Retourne près de tes amis, répondit-il d’une voix qui ne souffrait pas la réplique. Et laisse-nous nous occuper de la guerre, hein ?

— Si tu le veux ainsi, mon chéri.

— La société décidera de leur sort, tu ne peux pas la régenter à ta guise. Mais, en temps de guerre…

Il tourna les talons et se retira en compagnie de son secrétaire :

— Des nouvelles ?

Le secrétaire était aussi conscient que son maître du sort enviable qui était le leur et il était bien décidé à le préserver. Il répondit d’une voix mielleuse :

— Cette jeune femme, l’épouse du commandant de l’Aurigny.

Visiblement, Godschale retrouvait la mémoire et son visage s’éclaira.

— Elle est revenue me voir, elle a une faveur à vous demander pour lui – il s’arrêta et laissa délibérément la suite en suspens pendant quelques secondes : C’est une dame très séduisante, milord.

Godschale hocha la tête.

— Organisez-moi un entretien.

Le temps de gagner le salon privé où l’attendaient les autres, il avait retrouvé son air habituel.

— Eh bien, messieurs, parlons de cette campagne…

 

Bolitho ouvrit les portes vitrées et s’avança sur le petit balcon de fer pour admirer les lumières qui glissaient sur la Tamise comme un vol de lucioles. Il faisait une chaleur étouffante, pas un souffle d’air et les rideaux s’agitaient à peine. Il avait encore chaud de leurs étreintes, de ce désir partagé et inextinguible.

Il songeait encore à tout ce qu’elle avait dit chez Godschale, il savait qu’il y repenserait encore longtemps lorsqu’ils seraient séparés. Un jour, tu es en mer ; le lendemain tu es là. C’était si joliment dit et si bien trouvé. Leur séparation inéluctable en devenait presque moins cruelle. Il songeait aussi à tous ces gens superbement vêtus qui se pressaient pour les voir, pour dévisager Catherine lorsqu’elle passait parmi eux. Elle avait tant d’allure et de classe que leurs visages rougeauds en devenaient vides, sans intérêt. Son regard s’arrêta sur un petit fanal qui traversait le fleuve et leur soirée dans les jardins de Vauxhall lui revint en mémoire… il faudrait qu’ils y retournent lorsqu’ils en auraient le loisir. Leur maison était petite, mais de bonnes proportions. La terrasse donnait sur une place bordée d’arbres qui la séparait des quais de la Tamise.

Il devait partir le lendemain dans le nord où le Tybald l’attendait. Curieuse coïncidence que l’on ait chargé cette frégate de le convoyer à l’aller et au retour, c’était elle aussi qui l’avait ramené en Angleterre alors qu’il était encore sous le choc de la perte de son vieil Hypérion. Mais tout avait changé à bord : le rude commandant écossais de l’époque avait pris le commandement d’un soixante-quatorze, ses officiers s’étaient dispersés sur d’autres bâtiments où leur expérience serait précieuse quand il y avait tant de novices.

Bolitho était assez heureux. Les souvenirs peuvent se révéler bien pernicieux dans les moments où l’on a besoin de toute son énergie.

Il songeait aussi à son escadre qui se trouvait toujours en mer du Nord, allant et venant sans fin dans l’attente de ce qu’allait faire l’ennemi, essayant de recueillir des renseignements comme le pêcheur tente de trouver une belle prise.

Mais peu importait ce qui les attendait, il devrait une fois encore se fier à son expérience ou à son intuition. Il était en quelque sorte le moyeu d’une roue. Pour commencer, il s’était promis de ne pas se limiter à l’arrière ou à la dunette du Prince Noir. Il devait être capable de mettre des noms sur les visages, de connaître les fonctions et les réactions de tous ceux qui faisaient fonctionner un bâtiment au combat. Eux le connaissaient, de par sa réputation ou par ouï-dire ; lui devait connaître ceux qui se trouveraient à côté de lui si le pire se produisait. Pour commencer, le pilote et Cazalet, le second ; les autres officiers ensuite, ceux qui assuraient le quart de jour comme de nuit et par tous les temps ; les chefs de pièce, les fusiliers affectés à l’arrière. Tous ces hommes étaient comme les rayons d’une roue qui s’étendaient jusqu’à chaque pont, jusqu’au moindre recoin.

Ensuite, il lui fallait en faire autant avec les commandants des bâtiments de ligne puis avec ceux qui, comme Adam, avaient pour tâche d’aller voir plus loin que l’horizon limité des vigies pour alimenter leur amiral en preuves ou en indices susceptibles de préciser sa vision de la situation. Du moins, si les choses devaient évoluer dans ce sens. Une chose pourtant restait évidente. Si Napoléon réussissait à s’emparer des flottes danoise et suédoise, et on parlait de cent quatre-vingts vaisseaux ou davantage, les escadres anglaises, encore convalescentes après Trafalgar allaient être submergées.

Il avait demandé à Godschale quel rôle il entendait réserver à Herrick dans cette affaire. L’amiral avait essayé de dévier le sujet, mais, devant l’insistance de Bolitho, avait fini par lui répondre :

— Il sera chargé d’escorter les transports. Un rôle vital.

Vital ? Quand un commodore en bout de course comme Arthur Warren, celui du cap de Bonne-Espérance, aurait largement fait l’affaire.

Godschale avait bien essayé d’arrondir les angles :

— Il peut s’estimer heureux : il a conservé le Benbow et sa marque.

Et Bolitho s’était entendu rétorquer d’une voix vindicative :

— Heureux ? C’est comme cela qu’on appelle la chose à l’Amirauté ? Il s’est battu toute sa vie, c’est un officier courageux et cligne de confiance.

Godschale l’avait regardé sans sourciller.

— Mieux vaut entendre cela que d’être sourd. Dans les circonstances – comment dire, dans les circonstances présentes –, je trouve surprenant que vous osiez vous exprimer de cette façon.

Qu’il aille au diable ! Il eut un sourire amer en se rappelant l’embarras de Godschale lorsqu’il lui avait annoncé que Catherine l’accompagnerait à sa réception.

La lune émergea d’un long banc de nuages pour redonner vie au fleuve, comme la robe de soie chatoyante que portait Catherine. Il aperçut sur la petite place le sommet des arbres que la lumière effleurait, on eût dit qu’ils étaient saupoudrés de neige.

Il saisit à deux mains la rampe de fer forgé et resta là à contempler la lune. On avait l’impression qu’elle avançait en laissant les nuages derrière elle. Réussissant à ne pas ciller, il continua d’admirer le spectacle, jusqu’au moment où un halo commença à se former.

Il baissa les yeux, il se sentait la bouche sèche. Non, l’état de son œil n’avait pas empiré, non. Ou bien essayait-il encore de s’illusionner ?

Il sentit les rideaux onduler contre sa jambe comme de fragiles toiles d’araignée et sut immédiatement que c’était elle.

— Qu’as-tu, Richard ?

Elle le caressa entre les épaules, une caresse chaude et puissante, et il sentit sa tension tomber.

Il se retourna à demi et laissa glisser lentement sa main sur le long châle qu’elle s’était fait faire avec la dentelle qu’il lui avait rapportée de Madère. Elle frissonna soudain comme effleurée par une brise fraîche lorsque son geste se fit plus précis, il avait la main sur sa peau nue, il l’explorait et faisait naître un regain de désir après le moment de folie qu’ils venaient de connaître.

— Demain, nous allons nous quitter – il hésita, tout décontenancé : Je dois te dire une chose.

Elle enfouit son visage contre son épaule et chercha une position qui lui permettait de prolonger ses caresses à son aise.

— Lors des obsèques – il sentait qu’elle le buvait des yeux, la chaleur de son souffle dans son cou démontrait assez qu’elle l’attendait – avant que l’on eût recouvert le cercueil, je t’ai vue jeter ton mouchoir dans la tombe…

— Une alliance, répondit-elle d’une voix altérée. Son alliance. Je ne pouvais plus la voir après ce qu’il s’était passé.

Bolitho avait bien eu cette pensée, mais il avait peur de s’en ouvrir. Etait-ce parce qu’il avait encore quelques doutes, ou bien ne parvenait-il toujours pas à croire qu’elle l’aimât à ce point ?

Il s’entendit lui demander :

— Te sentirais-tu capable d’affronter un nouveau scandale en portant mon alliance, si j’en trouvais une assez belle pour toi ?

Sous le coup de la surprise, elle cessa de respirer. Elle était profondément émue de voir que cet homme qu’elle aimait sans réserve, qui allait partir se battre, mourir peut-être si le sort en décidait ainsi, eût pourtant trouvé cela assez précieux et important.

Elle le laissa la guider vers la chambre, lui ôter son châle. Elle ne le quittait pas des yeux. Sa peau brillait à la lueur des bougies.

— J’en suis capable – elle étouffa un cri lorsqu’il l’effleura –, car nous ne faisons qu’un, du moins aux yeux du monde.

Elle n’avait pas la larme facile, mais Bolitho vit qu’elle avait l’œil humide derrière ses paupières fermées. Elle murmura :

— Demain, nous nous quitterons, mais je suis forte. A présent, prends-moi, fais à ta guise. Pour toi, je ne suis pas si forte – elle rejeta violemment la tête en arrière et se mit à crier lorsqu’il la prit : Je suis ton esclave !

 

Le jour se levait sur Londres lorsque Bolitho ouvrit les yeux. Il regarda sa tête blottie au creux de son épaule, ses cheveux en désordre sur l’oreiller. Elle avait des marques rouges sur la peau, mais il ne se souvenait plus comment elles lui étaient venues. Son visage, dont il dégagea quelques mèches du bout des doigts, était celui d’une jeune fille, vierge de toutes les inquiétudes secrètes qu’ils devraient partager à jamais.

Une cloche sonna, il entendit le grincement de roues ferrées dans la rue.

Se quitter.

 

Un seul vainqueur
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